dimanche 20 décembre 2009

Comment je suis devenu un petit gros


Texte écrit à Montrouge, le jeudi 24 Mars 2005.

Ne vous méprenez pas sur le titre. A moins de subir une amputation, on ne devient pas petit. on le reste. Certains grandissent calmement, à leur rythme, comme un arbre, insensiblement. D’autres ont une brusque montée de sève à l’adolescence : les jambes et les bras s’allongent à vue d’œil, les manches remontent du poignet à l’avant-bras en une semaine.
Ce fut plutôt le second cas pour moi. Le père me regardait d’un air perplexe avec « Mais qu’est-ce qu’il attend pour pousser ? A seize ans ? » inscrit en grand sur le visage. La mère en profitait délicieusement en susurrant le « Mon bébé » qu’elle utilise encore aujourd’hui à mon égard. Moi, engoncé dans mon innocence, n’ayant ni frère, ni sœur, je ne comprenais pas le silence interrogatif du père, ni le silence rassasié de la mère.

Ah ! Vous avez remarqué ? Oui, je dis « le » père et « la » mère. Simple habitude de ma part qui ne portait pas à conséquence, avant qu’un ami sournois ne me fasse remarquer que cette manque de possessivité envers « mes » parents reflétait bien le manque d’intérêt que je leur porte. Mais faut-il s’en étonner après avoir compris qu’on était le résultat d’une erreur ?
Allons bon, je voulais vous parler de moi et voilà que je m’épanche sur les erreurs passées des parents. Remettons cela à plus tard. Un peu de concentration, que diable !

Bref, je suis resté petit. Non, pas nain ; pas une de ces personnes dont l’absence de croissance condamne à courir dans les émissions télévisées et sur leurs courtes pattes après une gloire qui compensera peut-être leur ego meurtri par les regards de pitié. Pas nain, juste petit. Bien proportionné, mais assez en dessous de la taille moyenne.
J’ai lu dernièrement que la taille moyenne de l’homme croissait de quelques centimètres par génération ; constatation que les éminents scientifiques expliquaient en vrac par une meilleure alimentation, un taux d’éclairage plus important, un dérèglement de la glande thyroïde dû à la pollution croissante,…
Ma glande thyroïde, elle, n’était pas déréglée, juste paresseuse. Comme le lièvre de la fable, elle s’est réveillée brusquement à dix-sept ans, s’est mise à produire cette fameuse hormone de croissance en quantité afin de rattraper son retard. Je m’imagine souvent que si les parents avaient pris chaque mois une photo de moi et qu’on les affichait, comme au cinéma, au rythme de 24 images par seconde, ils auraient pu avoir la transformation en une seconde de Hulk enfant, la couleur verte en moins. Puis, après vingt-quatre mois de service assidu, la glande fainéante se décréta en coma profond et arrêta de fournir le carburant de ma croissance. A 19 ans, j’avais acquis la totalité des seuls 169 centimètres que la Nature ne me donnerait jamais.

Je n’ai vraiment réalisé que ma petite taille me désignait comme un être à part qu’au collège, après un redoublement qui m’avait ôté tous mes camarades. Ces idiots plus jeunes que moi me regardaient de haut, au propre et au figuré. Et j’ai du jouer des poings pour me faire respecter.
Le caïd de la classe s’appelait Patrick, une grande asperge pleine de boutons prêts à dégorger l’excès de sébum propre (jamais mot n’a été plus mal employé) à cet âge si (in)gras. Il m’avait choisi comme tête de turc mais, intelligence ou paresse, ne s’attaquait jamais à moi qu’au travers des autres en attirant leur regard sur moi et en attisant leur mépris.
Il a finalement fallu que je l’attrape en tête-à-tête (façon de parler, puisque je devais lever la mienne pour voir la sienne) pour lui expliquer avec des arguments percutants ce que je pensais de l’intérêt qu’il me portait. Pour le restant de l’année scolaire, Patrick éluda toutes les interrogations sur la cause du magnifique œil au beurre noir qu’il afficha le lendemain. Personne ne remarqua mes phalanges abîmées, mais les quolibets, cessant d’être alimentés, finirent par s’éteindre.

L’événement le plus marquant quant à ma taille fut sans doute ce jour terrible où, à seize ans, allant avec un certain nombre de cousins et cousines à la fête foraine, je fus refusé à un manège sous le prétexte forcément injuste que j’étais trop petit ! Je me mis alors vraiment à m’inquiéter de ma taille comme une adolescente s’inquiète de celle de ses seins. Je pris l’habitude de me mesurer chaque jour en m’adossant pieds nus à une armoire et en marquant ma taille d’une encoche de couteau dans le bois ; jusqu’à ce que ma mère me surprenne un jour et envoie l’armoire chez le menuisier pour réparations et moi au lit sans dîner pour sanction. Comment expliquer à seize ans la rationalité de vouloir se voir grandir contre lémotivité d’une mère inquiète pour le patrimoine familial ?

C’est donc avec un plaisir et un soulagement compréhensibles que je vis les prémices d’une amélioration attendue : mes pieds commencèrent à me faire mal.
Oui, je sais c’est paradoxal, mais le corps, pour assurer la stabilité nécessaire à une taille plus importante commence à grandir des pieds avant toute chose. Je n’étais pas ignorant de ce détail après avoir lu tous les livres de la bibliothèque municipale sur le développement des adolescents et après m’être offert quelques frayeurs en feuilletant ceux traitant du nanisme. Aussi étais-je particulièrement à l’écoute de mes pieds.

La mère ne pouvait que constater l’inévitable : son bébé grandissait et c’était dans un silence morbide qu’elle m’emmenait, tout guilleret, acheter une nouvelle paire de chaussures. Elle se désolait aussi de payer pour des chaussures que je ne portais qu’un mois. La mère avait un grand sens de l’économie.
Chez nous, donc, elle attendait quelques mois que mes manches de chemise, qu’elle achetait inévitablement de mauvaise qualité et beaucoup trop grandes, remonte jusqu’aux avant-bras avant de m’en acheter des nouvelles. « Remonte tes manches, comme çà, çà ne se verra pas. » me disait-elle à chaque remarque justifiée sur mon (manque d’) apparence, «  tu es absolument époustouflant. »
Que pouvais-je lui répondre ? Comment lui expliquer que les autres avaient des habits à leur taille, qu’ils pouvaient se pousser dans les escaliers sans grand risque de se les faire déchirer, et surtout que les filles n’appréciaient pas un petit ami sans garde-robe ?
« Absolument hors de question ! » fut sa réponse à ma seule et unique tentative de la convaincre que ma vie sociale dépendait de mon apparence. « On est pas Crésus mon bébé. » avait-elle ajouté avec un soupir.
Il ne fallait pas compter sur le père pour m’aider. En dépit de son étiquette légale de pater familiae, le père avait vite compris que la meilleure façon d’avoir la paix chez soi était de la foutre (la paix) à la mère en acquiesçant à toutes ses demandes.

Les parents n’étaient pas très grands. Génétiquement parlant, ce n’était pas un bon départ pour moi. Mais grandissant sans frère ni sœur, je m’étais renfermé sur moi et dévorait les livres de la bibliothèque familiale dès que j’avais su lire. Aujourd’hui encore, je pense à cette enfance étriquée et la compare à la création de ces pauvres plantes qu’un asiatique, sadique mais patient, torture pour en faire des bonsaïs (forcément sadique, puisqu’il assoiffe, étouffe et ligote ; forcément asiatique, puisque le bonsaï est d’origine japonaise et que dans les romans d’aventures, le tortionnaire est toujours un Chinois au sourire cruel, aux doigts crochus et au français approximatif).


On ne peut pas devenir petit, mais on peut devenir gros. Malgré mon enfance de rat de bibliothèque, mon manque patent d’enthousiasme pour tout exercice physique et un appétit vorace encouragé par la cuisine de la mère, je n’avais jamais été gros dans mon enfance.

Ma mère était d’origine paysanne et tenait de ses parents agriculteurs, sinon un appétit de travailleurs manuels, au moins l’habitude de cuisiner en quantité excessive, de bien remplir les assiettes et de tenir à ce que sa famille finisse complètement ce qui était servi. Que faisait mon corps de toutes ses calories ? Je ne saurais le dire. Eduqué dans le sacro-saint dégoût du gâchis, encouragé par l’amour poule de la mère, j’avais développé, déjà jeune, une capacité gastrique importante que j’augmentais régulièrement à chaque repas. Et pourtant, je ne grossissais pas. Evacuais-je cet excédent d’énergie en exercice physique ? Pas vraiment. A moins que les obligatoires quelques heures par semaine d’éducation physique à l’école suffisent à l’éponger ; ce dont, rétrospectivement, je doute fort. Mystère.

J’ai donc grandi maigre, gracile, mince, malingre, fluet… malgré un régime très éloigné de la carence. J’ai même le souvenir lointain d’une entrevue où, moi assis sagement dans un coin de son bureau, Madame l’Institutrice essayait de faire dire à la mère que notre famille n’avait peut-être pas les moyens de se nourrir correctement en déclarant qu’une demande de bourse pourrait soulager les frais de la demi-pension. Je n’avais pas trop compris à l’époque pourquoi la maîtresse voulait voir ma maman, je pensais avoir fait une grosse bêtise, que mes parents allaient en être informés. Je n’ai donc pas été surpris par la colère de la mère, mais plutôt la cible de cette colère : l’Institutrice voulait sans doute aider ce qu’elle croyait être une famille trop indigente pour s’alimenter correctement mais elle avait mortellement insulté la mère en insinuant qu’elle était pauvre. Le seul résultat dont je me souvienne, c’est d’avoir eu ce soir-là une double portion de dessert !

De fait, nous n’étions pas pauvres, juste à l’aise. Le père travaillait comme comptable dans une usine et son salaire rapportait suffisamment de quoi loger, vêtir et nourrir tout le monde. La mère restait à la maison et entretenait le logis, habillait et nourrissait tout le monde. Elle avait un grand sens de l’économie (mais je l’ai déjà dit), considérant beaucoup de petits plaisirs de la vie comme superflus. Sa seule prodigalité s’appliquait à deux domaines : l’éducation et la nourriture.

Pour mon éducation, elle dépensait sans compter. Tous les livres dont la lecture était officiellement conseillée (par les instituteurs, la télévision, la radio ou autre prescripteur) finissaient un jour ou l’autre dans la bibliothèque familiale. Elle me répétait souvent, généralement quand j’étais rétif à l’idée d’étudier à la maison alors que le soleil invitait aux sorties : « Etudie bébé. Tu peux tout perdre dans la vie, sauf ce qu’il y a dans ton crâne. » en omettant allègrement dans son raisonnement Alzheimer, l’amnésie et la folie. Je pense qu’elle compensait par cette attention à mes études ses propres études arrêtées pour cause de grossesse soudaine…

Du côté nourriture, son leitmotiv devant un enfant qui boudait ses légumes était « Mange bébé, on ne sait jamais de quoi demain sera fait et si on aura à manger. Alors mange tant que c’est chaud et termine tout. » Elle se réjouissait de me voir vider finalement l’assiette, m’en proposait généreusement une deuxième platée (Eurk !!!!) avant d’apporter les fromages et le dessert.

De nos jours, il est important pour son image d’être mince. Dans ma jeunesse, j’étais mince sans y penser, sans effort, comme si un trou noir miniature avait été logé dans mon estomac et engloutissait l’excédent. Et pour répondre aux esprits scientifiques et/ou médicaux qui échafauderaient déjà une théorie : NON, je n’avais pas de ténia. Je pense simplement que toute cette énergie se dépensait nerveusement, en études précieuses à l’école, en élucubrations fiévreuses sur les filles, en inquiétudes pernicieuses sur ma taille.

Le corps humain, dit-on, est à son maximum de développement entre 20 et 25 ans. C’est dans cette période que les capacités physiques et intellectuelles sont maximales. Mon optimum personnel a été entre 17 et 19 ans. Avant, je n’avais pas encore toute ma taille adulte, après, j’ai pris du ventre.

Bien entendu, ça n’est pas venu d’un coup. Depuis la fin de mes études, je n’avais plus beaucoup d’exercices physiques. Mon ventre plat a commencé à perdre sa définition graduellement ; comme la montée des eaux, lentement la graisse a fait le siège de mes abdominaux, puis les a submergés. Ces prises tellement pratiques pour nous saisir qu’on a fini par les appeler poignées se sont développées. Et insidieusement, ont décidé d’étendre leur territoire vers le bas de mon dos.

Je n’avais bien entendu pas changé de régime, ni perdu cette habitude tellement endoctrinée de finir mon assiette à n’importe quel prix. Même aujourd’hui, quand je vais visiter la mère, elle me pousse à finir l’assiette qu’elle a sciemment surchargée, trouvant de visite en visite, que son bébé maigrit (sic). Allez donc dire à votre organisme habitué à un volume quotidien de nourriture qu’il doit être plus raisonnable ; répétez-vous que votre estomac doit s’habituer à être moins rempli ; assurez à votre entourage que vous allez arrêter de vous goinfrer ; rien n’y fait : la ceinture abdominale s’installe, le doigt se boudine, la fesse s’arrondit, le pectoral s’affaisse.

L’exercice physique que je n’ai jamais apprécié devient plus pénible encore. Penser que pour éliminer ce croissant au beurre si délicieux ce matin, suer sang et eau pendant quarante minutes de jogging équivaut à quatre heures étalé devant sa télévision, ne vous pousse pas vraiment à courir.
Incroyablement, la balance personnelle tient le coup malgré l’aiguille qui vire dans le rouge. C’est moi qui ne tient pas et finit par la brocarder la première fois qu’elle atteint les trois chiffres. J’en tremble, ou plus exactement ma graisse en tremblote, encore.

L’autre jour, dans le bus, je me suis revu. Plus exactement, j’ai revu mon double enfant, un gosse de sept, huit ans limite rachitique avec une barbe à papa plus grande que sa tête dans sa main droite. Il m’a regardé avant de crier à sa mère, d’une voix aiguë audible dans tout le véhicule : « Maman, maman ! Le monsieur il est plus gros que Tonton Franck ! » Sa mère l’a rabroué : « C’est vrai, mais il faut pas dire çà. C’est pas gentil ! » Les autres passagers ont levé la tête, cherchant d’un œil terne l’objet de l’échange. J’aurais voulu que la terre s’ouvrit sous mes pieds. Je suis descendu à l’arrêt suivant en haletant et en vouant le gosse à un avenir rempli de bourrelets.

C’est décidé, demain je vais consulter un diététicien et un professionnel du fitness. Mais, en attendant, pour effacer ce souvenir embarrassant, je crois que je vais m’offrir un fraisier…


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